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Après le dîner, Azilis disputa avec Sextus une partie de dames. Tout en l’observant, elle s’émut en pensant au garçon téméraire qui avait vécu tant d’aventures et qui se trouvait maintenant enfermé dans le corps d’un vieillard aux doigts déformés par les rhumatismes. Car le jeune homme était toujours là. Il transparaissait dans un regard malicieux, un ton de voix enjoué. La pensée d’Azilis s’égara, tenta d’imaginer l’apparence du jeune Sextus, s’envola vers Aneurin qui ne vieillirait jamais, se posa enfin sur Kian qui les regardait jouer en silence, énigmatique et beau. Oui, beau, avec son air sombre et ses yeux d’ambre.
Elle n’arrivait plus à se concentrer sur le jeu. Elle perdit la partie et se retrouva vite en mauvaise posture pendant la revanche.
— Je crois que j’ai encore perdu, soupira-t-elle. Je suis un piètre adversaire ce soir. Je promets de faire mieux demain.
Sextus souriait en replaçant les pions sur leurs cases.
Il demanda soudain :
— As-tu une sœur, Niniane Sennia ?
— Une sœur ? Non, des frères uniquement.
— Pourtant on m’a dit qu’Appius Sennius avait une fille du nom d’Azilis. Un prénom qui ne sonne guère latin d’ailleurs. Breton sans doute, comme celui de Ninian et le tien.
Elle demeura interdite.
— On se sera trompé, dit-elle, affectant un ton détaché.
— Hum… C’est l’un de mes bons amis, marchand comme moi, qui m’a dit cela hier au forum. Il revenait de Condate où on parlait beaucoup des deuils qui frappent ta famille. On raconte que, juste après le décès d’Appius, sa fille Azilis a été tuée alors qu’elle rendait visite à son frère retiré dans un monastère.
Azilis le regarda effrontément.
— Les gens se délectent des malheurs qui affligent les puissants et les riches. Des rumeurs circulent et les faits, à force d’être colportés, sont si amplifiés et déformés qu’ils n’ont plus qu’un lointain rapport avec la vérité. Je n’ai pas de sœur.
Sextus Cogles hocha la tête, l’air rêveur.
— Pas de sœur, oui, je veux bien le croire…
Un silence pesant s’installa. Azilis saisit un gâteau sur un plateau, le grignota sans rien en goûter, soudain anxieuse. Que savait au juste Sextus ? Quelles autres rumeurs lui avait-on rapportées ? Qu’Azilis s’était enfuie avec son cousin ? Qu’ils avaient emporté de l’argent et des chevaux ? Que son esclave avait tué Lucius Arvatenus ? Comment imaginer cet homme assez naïf pour ignorer qui il hébergeait véritablement dans sa domus ?
— C’est vrai, fit-elle brusquement. Azilis est morte sur le mont Tumba. Elle était poursuivie par des hommes envoyés par Marcus, son frère aîné, qui doit se réjouir de la savoir disparue. Laissons-la reposer en paix auprès de son cousin. Il a succombé en la défendant. Et moi, Niniane, je dois à mon cousin d’aller en Bretagne réaliser ce qu’il ne peut plus accomplir. Kian, son ami, a lui aussi juré de poursuivre cette mission. Ce serait pécher que nous en empêcher.
— Qui parle de cela, Niniane ? Je vous ai offert mon aide, il n’est pas question de revenir sur ma parole. Mon navire quittera la Gaule dans quatre jours. Partez d’Abrinca demain pour vous rendre sans trop de hâte jusqu’à Coriallo. Là, vous remettrez un ordre de passage vous concernant. Vous arriverez sans doute la veille du départ. Cela vous convient-il ?
— Merci, Sextus.
— C’est un plaisir, Niniane. Ah ! Si je n’étais pas au crépuscule de ma vie, je vous accompagnerais en Bretagne sans chercher à savoir ce que tu vas faire là-bas. L’aventure, Niniane, l’inattendu, la découverte ! L’amour peut-être… Aujourd’hui je me contenterai de rêver. Me feras-tu le plaisir d’une dernière partie de dames ?
— Avec joie, Sextus. J’aimerais gagner au moins une fois !